QUENNEVIERES
Cette fois, c'en est fini des cantonnements de repos et des secteurs « pépères ». Ca sent la guerre et nous n'allons pas tarder à nous en apercevoir.
Le 8 Juin, dans l'après-midi, nous quittons Berneuil, par une lourde chaleur et, au travers de la forêt de Laigle, nous gagnons le château d'Offémont qu'habite la Brinvilliers.
Nous bivouaquons à l'entour du château, sous les beaux arbres de la forêt, la nuit du 8 au 9, la journée du 9 et une partie de la nuit du 9 au 10.
A 3 heures du matin, le 10 Juin, départ : nous allons relever les troupes de la 6ème Armée qui, sur le plateau de Quennevières et d'Ecaffaut ont enlevé, au cours d'effroyables luttes, quelques centaines de mètres de tranchées allemandes.
C'est une canonnade incessante qui nous accompagne au cours des longues heures que nous allons mettre pour atteindre nos positions.
Les boyaux commencent au sortir de la forêt. Ils nous paraissent interminables. Larges au départ, bien entretenus ils deviennent rapidement plus étroits, plus démolis. Le cheminement y devient de plus en plus malaisé.
Quand on arrive dans l'ancienne première ligne française, d'où est partie l'attaque du 6 Juin, le désordre est indescriptible : équipements abandonnés, munitions dans tous les coins,fusées, grenades, bombes, boites à poudre, téléphone démolis, armes brisées.
Au-dessus de la tranchée, des morts, partout des morts, qu'on enterre, déjà noircis, gonflés, couverts de mouches, rongés par les vers, dégageant une horrible odeur.
De l'ancienne première ligne française on gagne, par la sape d'où ont jailli les bataillons d'attaque et par le boyau qui la continue, les deux lignes allemandes conquises devant la ferme de Quennevières.
Quel spectacle : La tranchée bouleversée par les obus, hâtivement retournée, les abris allemands littéralement comblés de morts en décomposition, les cagnas effondrées, quelques-unes brûlant encore lentement, les armes, les vêtements, les papiers partout éparpillés. Et planant sur tout cela une puanteur affreuse qui étreint la gorge.
On revit facilement l'attaque, le bombardement continu, l'ennemi terré dans ses abris, les nôtres sautant dans les tranchées avant que les Allemands aient pu quitter leurs tanières, les grenades jetées à pleines mains, les blessés agonisant au milieu des morts, le feu qui prend et brûle ou asphyxie ceux que n'ont pas atteint les bombes, les survivants qui cherchent à s'enfuir, percés à coupe de baïonnettes ou de poignards de tranchée, d'autres enterrés vivants dans les trous d'où ils ne pouvaient se sauver.
Les prisonniers ont été rares, les blessés également. On n'a guère compté que des morts. Leur dénombrement se fait le plus simplement du monde par des « Cartes postales des Armées de la République » qui, fichées à l'entrée des abris allemands portent, parmi la gaieté de leurs vives couleurs la brève inscription : « Ici 15 Boches » (ou 10 ou 6 ou 12).
Immédiatement, on se met au travail. Il fait une chaleur accablante et il faut œuvrer dans le vacarme assourdissant des éclatements d'obus, de torpilles aériennes, de grenades, sous le feu ininterrompu des fusils et des mitrailleuses. Le sol tremble littéralement sous le pilonnement du canon, et l'on vit dans le tonnerre en roulement continu.
C'est dans ces conditions qu'on besognera sans relâche à améliorer les tranchées presque nivelées, retourner les parapets, creuser des abris nouveaux, enterrer les morts et on ne s'arrêtera que pour prendre des gardes dangereuses (un homme en armes et deux grenadiers a ses côtés) ou pour faire des patrouilles d'où on ne rentre pas toujours.
La question du matériel et du ravitaillement ne se résoud qu'au milieu d'effarantes difficultés. Il faut faire plusieurs kilomètres de boyaux pour apporter les rondins, les tôles, les fils de fer, les munitions dont nous avons besoin.
Les cuisiniers mettent de longues heures pour faire parvenir la soupe et la boisson aux tranchées. Quand la viande nous arrive, elle est recouverte d'un grouillement de petits vers blanchâtres qui ont pu éclore dans le temps qu'il a fallu pour la transporter.
L'eau est rare, un quart ou deux pour la journée. On crève de soif, dans ce labeur exténuant, dans cette chaleur torride, dans cette atmosphère empoisonnée d'odeurs pestilentielles et lourde du vol bourdonnant de grosses mouches violacées.
Un homme domine tout le secteur. Il est partout, aux tranchées de première ligne, aux postes de guetteurs, aux abris de blessés, aux réserves de munitions. Il ordonne tout, voit tout, règle tout. Sa présence, son énergie, sa bravoure, sa dureté pour lui-même comme pour les autres électrise ceux qui sont sous ses ordres c'est le Colonel Niessel.
C'est lui qui a mené l'attaque, c'est lui qui fait organiser la position. C'est lui qui va mener encore la seconde attaque.
En effet, nous ne restons en ligne que jusqu'au 12 Juin.
Relevés, nous allons nous reposer un peu à Trosly-Breuil, puis bivouaquer encore près du château de la Brinvilliers dans la forêt de Laigle, prêts à partir pour cette attaque nouvelle.
Dans la nuit du 15 au 16 Juin, vers 2 heures, nous sommes réveillés brusquement. Les hommes devront laisser leurs sacs au bivouac. On les chargera de cartouches, de grenades, pour leur permettre le maximum de mobilité et d'efficacité.
C'est à 6 h 10 le 16 Juin que la seconde attaque doit s'effectuer Notre régiment frère, le 148ème d'Infanterie, fournira les vagues d'assaut que nous devrons suivre.
Toute la nuit, l'artillerie n'a guère cessé. Le matin, le vacarme est devenu effrayant. Il faut crier pour s'entendre. Et pourtant, les lignes allemandes n'ont guère souffert : les abris sont intacts et les réseaux de fils de fer insuffisamment détruits.
Le 148ème part à l'attaque, plein d'un ardent héroïsme, mais il ne va pas bien loin, arrêté dès son départ par des feux d'infanterie et de mitrailleuses et par un bombardement qui le cloue sur place. Ses pertes sont lourdes et cruelles.
Néanmoins, dans la matinée, ordre lui est donné de repartir à l'assaut : ce n'est que pour creuser plus de trous sanglants dans ses rangs déjà terriblement éprouvés.
L'attaque a presque complètement échoué. De rares éléments de tranchée ont été conquis, au prix de quels sacrifices ! Et nous n'aurons pas à exploiter un succès qui s'est si douloureusement dérobé.
Ce n'est qu'à midi que nous commençons notre cheminement dans les interminables boyaux qui partent de la porte de Soissons au débouché de la forêt de Laigle.
Le canon ennemi nous prend aussitôt à partie. A 16 heures seulement, nous atteignons la première ligne française après avoir perdu beaucoup de monde en cours de trajet.
Nous nous tassons, au coude à coude, dans des parallèles de départ où nous allons vivre une nuit anxieuse, sans le moindre abri et sous le feu d'enfer de l'artillerie allemande.
Le 17 juin, aux premières lueurs de l'aube, nous gagnons la ligne de tranchées allemandes conquise le 6 Juin et les quelques éléments emportés la veille par le 148ème que nous allons relever.
C'est aussitôt, la reprise des travaux d'organisation du secteur bouleversé et l'exploitation des pauvres résultats de la journée précédente.
Dans les boyaux communs, par-dessus les barrages de sacs de sable hâtivement édifiés, on se bombarde à coupe de grenades. Quand la riposte se calme du côté ennemi, on se risque au-delà des sacs de sable et on construit bien vite un nouveau barrage au-dessus duquel recommence la lutte des grenadiers. Dans les cas heureux on parvient à gagner quelques dizaines de mètres au cours de la bataille incessante d'une journée.
Les Allemands arrosent sans arrêt nos positions. Sans trêve, les obus de gros calibre, les torpilles surtout, tombent dans nos boyaux sans abris, faisant de nombreuses victimes. On vit dans la chaleur, la soif, la fatigue, au milieu des morts, au milieu des débris humains déchiquetés par la mitraille ; on glisse dans le sang, dans la cervelle, dans les chairs écrasées.
Dans la nuit du 17 au 18, une contre-attaque allemande semble se dessiner. Aussitôt les tirs de barrage se déclenchent assourdissants, infranchissables. Puis un calme relatif renaît, toujours coupé de fusillades et d'éclatement de grenades.
La journée du 18 n'est pas moins pénible. Les torpilles paraissent intensifier leur œuvres de destruction. On les voit venir, assez lentement, dans le ciel et l'on parvient parfois à s'en garer. Là où elles éclatent la tranchée est anéantie. Quand les hommes n'ont pas pu se mettre à l'abri, c'est par dizaines qu'on compte les morts et les blessés.
Et toujours la lourde, l'accablante chaleur, le soleil implacable, la température embrasée qui rendent plus cruelles les incertitudes de notre ravitaillement et nous font plus impatiemment supporter le supplice de la soif.
La nuit du 18 au 19 Juin paraît un peu plus calme. Mais, dès les premières heures du 19 la situation redevient aussi périlleuse. La lutte reprend avec tous les engins de mort dont nous disposons : fusils, grenades, mitrailleuses, canons de tranchée, artillerie de tous calibres.
Les obus passent dans le ciel, les un sen vrombissant sur le mode aigu, les autres en mugissant lentement, d'autres en vrillant l'air d'un bruit sec et clair. Questions de calibres qui se résolvent pour nous par des éclatements meurtriers.
Dans la nuit, le bombardement devient plus violent encore et en masse profonde, la contre-attaque allemande déferle sur les emplacements du 1er bataillon.
Tout le monde est au parapet. On tire à volonté, droit devant soi. Les mitrailleuses arrosent le terrain en éventail. Certains de nos hommes sont sortis de la tranchée et lancent à tour de bras les grenades qui remplissent leurs musettes.
Prévenue par des fusées qui, de leur fulgurant éclat blanchâtre, éclairent lugubrement le terrain de la contre-attaque, l'artillerie française amplifie son tir.
C'est, pendant d'interminables minutes, une tempête de fer et de feu. Puis revient ce qui nous paraît le calme après cette rude alerte : laissant leurs morts sur le sol, les Allemands sont rentrés chez eux et seule leur artillerie s'acharne à les venger.
Le 20 Juin, nous sommes relevés pour passer en seconde ligne, c'est-à-dire que nous allons, à quelques mètres en arrière, occuper l'ancienne première ligne française, tandis qu'un autre régiment tiendra, devant nous, les tranchées allemandes conquises.
Il nous semble que nous avons retrouvé la paix en retrouvant des abris et des tranchées moins dangereuses. Les gardes sont moins dures. On peut manger et dormir. Et pourtant, c'est à 100 mètres de nous que ceux qui nous ont remplacés luttent aussi durement que nous l'avons fait nous-mêmes.
Le soir, les 2ème et 3ème bataillons sont définitivement relevés pour aller s'installer à Retheuil et à Saint-Etienne. Moins heureux, le 1er bataillon occupera les tranchées jusqu'au 25 Juin.
Quand, harassé, mutilé, le régiment descendra vers ses cantonnements de repos, après avoir fourni devant Quennevières un travail gigantesque, son cran et sa bravoure auront permis de conserver le terrain, si âprement conquis et si cruellement disputé.
Le Général Nivelle, commandant la 51ème D.I et le Général Ebener, commandant le 35ème C.A adressent alors au Colonel Lorillard des lettres de félicitations et nous voyons enfin décerner aux troupes du 45ème les premières citations et les premières Croix de Guerre.