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Henri MOREL |
RETRAITE SUR LA RIVE DROITE DE LA CERNA En moins d'une heure, nous abandonnons sans combat des positions qui n'ont pas été menacées et, au long de la Cerna, nous regagnons le pont de Vozarci que nous avions franchi une semaine auparavant. Entre Vozarci et le confluent du Rajec, à la côte 190, se tient le Général de Lardemelle. Il n'arrête pas de s'écrier de façon assez haute pour être entendu de ceux qui défilent devant lui : « Quelle boucherie, quelle boucherie cela va être ! » En réalité, nous franchissons sans difficulté, sans la moindre pression bulgare, le pont de Vozarci, et nous mettons sans encombre la Cerna entre l'ennemi et nous. L'attaque prononcée sur le Rajec contre le 148ème n'a pas été suivie. Quelques rares obus sont tombés dans la région de Vozarci, sans faire de mal à personne. Et nous comprendrions mal l'affolement du chef de notre division si nous n'apprenions bientôt que son inexplicable inertie venait d'être sanctionnée par le Commandant en Chef de l'Armée Française, le Général Sarrail. Le Général de Lardemelle est relevé de son commandement, puni du maximum d'arrêts de rigueur et renvoyé en France. Nous voici donc sur la rive droite de la Cerna. Nous passons la nuit du 21 au 22 Novembre au bivouac,près de Kavadar. Sous nos tentes dressées dans des vignes, nous couchons sur un sol défoncé, semé de grosses mottes de terre et hérissé d'énormes souches. Dès le matin du 22, les ordres nous prescrivent d'occuper la rive droite de la Cerna, de Gradsko (confluent de la Cerna et du Vardar) jusqu'à Ribarci. Pratiquement, notre nouveau secteur correspond à celui que nous venons de lâcher, mais il se situe sur la rive sud au lieu de la rive nord de la Cerna. Jusqu'au 3 Décembre, nous allons l'occuper sans incidents, mais non sans y connaître de terribles difficultés dues à la nature et aux éléments. Déjà, nous avions eu bien du mal pour aller nous installer sur nos pitons. A flanc de montagne, les pistes étaient incertaines et périlleuses. Nous avions perdu pas mal de mulets précipités dans les ravins avec leurs chargements. La terre, gelée, était rude à travailler, le ravitaillement presque nul, et le sommeil nous avait fuis au cours de nuits passées à grelotter. Mais le 26 Novembre, la situation atmosphérique devait empirer effroyablement. La neige se met à tomber en flocons serrés. Bientôt, elle a 20, puis 40 centimètres d'épaisseur. Le vent du Vardar s'est levé. Il s'engouffre lugubrement, sans rémission et sans pitié, arrachant tout dans le hurlement de son passage. La température descend en chute verticale. Il fait -16, 18, -20, peut être moins encore, mais il n'y a plus de thermomètres pour nous permettre de le constater. Toutes les pistes ont disparu, tous les contours se sont estompés, tous les reliefs se sont effacés sous la couche de neige qui a transformé le pays en un blanc désert, inexorable et monotone. Les petits postes qui, de pitons en pitons, sont garnis de sentinelles, ne surveillent que pour la forme la Cerna qu'ils dominent. Car la tempête bouche toutes les vues et clôt, à quelques mètres, l'horizon de notre action utile. Les gardes sont réduites au minimum de temps et renouvelées avec une fréquence toujours accrue. Dans l'ouragan qui déferle, sous le poids de la neige qui les écrase, dans les rafales qui les emportent, les tentes ont disparu. On les remplace par des fosses que l'on creuse dans le sol, que l'on recouvre de toile et où l'on s'enterre comme dans un tombeau dont la neige figure le linceul immaculé. Le ravitaillement est pitoyable. Le vin arrive gelé. Le pain (une boule pour 8) montre en son centre, quand on le rompt, des cristallisations de glace. La gniolle et le singe sont ce qu'il y a de plus utilisable. Car il n'est pas question d'allumer du feu pour cuire la viande ou faire la café. Les nuits sont tragiques. Dans les rares accalmies de la tempête, on entend rôder les loups. Ils déchirent de leurs sinistres cris l'obscurité où nous cherchons le sommeil, comme on se réfugierait dans la mort. Heureux les privilégiés qui à Ribarci, à Monastir, à Koru-Christian, ont pu trouver quelque misérable abri. Jusqu'à la fin de la semaine, l a situation ne change pas. Le dimanche 28, le vent s'apaise et la neige s'arrête. Par contre, il fait encore plus froid. Mais dans les plis défilés du terrain, derrière les murs des villages, on pourra, enfin, entretenir quelques foyers, préparer des aliments et retrouver, autour des flammes, une chaleur ardente et momentanée. Le 29 Novembre, on aperçoit, de l'autre côté de la Cerna, les premières patrouilles bulgares. Elles s'emparent des positions mêmes que nous avions occupées sans combat le 15 et lâchées sans combat le 22. Quinze jours perdus, et bien perdus ! Et l'armée serbe perdue ! Et la Serbie perdue ! Le 30, les compagnies reçoivent le « journal de repli ». Notre sort est donc réglé et l'ordre de retraite ne va sans doute pas tarder. Nous savons, en tout cas, qu'il ne faudra compter que sur nos fusils et sur nos baïonnettes, car nous voyons partir la batterie de 75 qui soutenait le régiment. Nos voitures et nos arabas la suivent et on ne conserve avec nous que les animaux de bât strictement indispensables. Le 1er Décembre, alerte à la gauche du régiment. Les Bulgares viennent tâter la vigilance de la Compagnie de garde du côté de Ribarci. Ils n'insistent d'ailleurs pas. Le 2, le 1er bataillon s'embarque à Krivolac pour aller occuper des positions désignées sur la Pétrovska, à Petrovo.
Les 2 autres bataillons demeurés sur place, jalonnent avec de longues perches de bois, les pistes qui nous ramèneront vers l'arrière et tentent, avec des traîneaux, de déblayer le sol de la croûte de neige glacée qui rend la circulation impossible.
Déjà le ravitaillement n'arrive plus. Voilà 2 jours que nous n'avons reçu ni pain, ni vin, ni alcool, et on évacue encore vers le sud tous les approvisionnements de la région, quand on ne les détruit pas, afin que l'ennemi ne trouve plus devant lui que le vide et l'abandon.
Date de création : 19/01/2013 ! 14:51
Dernière modification : 02/12/2013 ! 18:48 Catégorie : - Le 45e RI en 14-18 Page lue 3464 fois |