L'enlèvement du saillant de Quennevières.
(Journal officiel du 11 juin 1915)
Entre l'Oise et l'Aisne, à l'est de la région vallonnée que couvre la forêt de Laigue, se déploie un vaste plateau,
compartimenté par le cours raviné des ruisseaux qui descendent vers l'Aisne.
C'est un pays de grande culture, d'un vaste horizon.
Quelques boqueteaux marquent l'emplacement des fermes(Ecaffaut, Quennevières, Touvent, Les Loges), grands bâtiments entourés de vieux arbres. Les tranchées sillonnent le plateau, striant de raies brunes les champs où le blé et l'avoine ont poussé à l'aventure dans les chaumes de l'an dernier.
Ecaffaut, Quennevières sont dans nos lignes. Les Loges et Touvent sont à l'ennemi.
Le plateau est incliné en pente légère de l'ouest vers l'est.
Devant la ferme de Quennevières, le front allemand formait un saillant à la pointe duquel était une sorte de
fortin, tandis que des ouvrages de flanquement protégeaient les deux extrémités.
La première ligne était renforcée à très courte distance d'une seconde et, sur certains points même, d'une
troisième. A la corde de l'arc formée par le saillant, une tranchée en crémaillère constituait le deuxième front de
défense.
Toute cette organisation très puissante a été prise d'assaut le 6 juin.
C'est donc l'ensemble du système défensif ennemi, sur un front d'environ 1.200 mètres, qui est tombé entre nos mains.
Les premières pièces d'artillerie allemandes se trouvaient immédiatement en arrière, à hauteur d'un ravin
qui descend vers Touvent.
La préparation d'artillerie.
L'attaque fut précédée d'un bombardement méthodique de la position. Nos tirs se poursuivirent pendant toute la
journée du 5 juin, coupés de longs intervalles, repris ensuite par rafales violentes. A la fin de la journée, les
défenses accessoires avaient été bouleversées et brisées.Pendant la nuit, le tir fut lent mais continu et accompagné
de feux de mousqueterie et du jet de torpilles aériennes, de façon à interdire à l'ennemi tout travail de remise en état.
Le 6 juin, de 5 heures à 9 heures, le bombardement reprit avec une plus grande intensité. Puis il se fit un grand silence jusqu'à 9h 45 à ce moment, des rafales courtes, mais d'une extrême violence, se succédèrent à
des intervalles très rapprochés.
Un fourneau de mine préparé sous le fortin fit explosion.
A 10h 15, l'infanterie sortit des tranchées.
Les effets du bombardement.
L'ennemi, à ce moment, avait déjà beaucoup souffert. Le front de Quennevières était tenu par quatre compagnies du 86e régiment, composé d'hommes des villes hanséatiques et de Prussiens du Schleswig.
Dès le 5, en prévision d'une attaque, les compagnies de soutien placées dans le ravin de Touvent avaient renforcées la garnison des tranchées et deux compagnies de réserve étaient venues prendre leur place.
Les deux bataillons qui se trouvaient en ligne avaient subi, par le bombardement, de grosses pertes.
Sous le feu de notre artillerie, les Allemands s'étaient terrés par groupes de quatre, six ou dix dans leurs abris souterrains.
Mais nos gros obus avaient défoncé la couverture de plusieurs de ces trous, tuant ou ensevelissant les hommes.
Les guetteurs eux-mêmes s'étaient cachés. L'artillerie avait à peine allongé son tir qu'ils virent surgir au-dessus du parapet nos troupiers.
L'assaut.
L'assaut fut donné par quatre bataillons, zouaves, tirailleurs et Bretons.
Les hommes étaient sans havresac, ayant chacun trois jours de vivres, 250 cartouches, 2 grenades à main et 1 sac à terre qui, promptement rempli, devait leur fournir un premier abri dans les tranchées prises et retournées contre l'adversaire.
Chaque bataillon avait deux compagnies de première ligne, ayant ordre de pousser au delà des premières
tranchées. La seconde vague de deux compagnies était chargée du nettoyage de la ligne conquise.
A l'heure fixée, les premières compagnies furent dehors. 150 à 200 mètres les séparaient de la tranchée ennemie.
Les baïonnettes brillaient au soleil ; on vil toute la ligne d'un même mouvement s'avancer.
L'artillerie allemande, rapidement alertée, s'était mise à battre le terrain. L'infanterie, au contraire, fut surprise.
Quelques coups de fusil furent tirés presque à bout portant sur nos soldats au moment oîi ils abordaient la
tranchée. Un officier de zouaves tomba frappé ainsi ; il ne poussa qu'un cri : « Vive la France ! »
L'on entendit, pendant quelques instants, le bruit sec d'une mitrailleuse; mais les mitrailleurs n'avaient plus le
sang-froid de pointer : ils tiraient en l'air. La première vague submergea la tranchée. La mitrailleuse se tut.
L'attaque avait été déclenchée à l0h 15. A 10h40 les premiers prisonniers arrivaient au poste de commander
ment du général de division. Un feldwebel, interrogé sures pertes de l'enneini, ne put que répéter, avec un oeil
agrandi d'épouvante : « Bayonnett ! Bayonnett! »
Les pertes ennemies.
Le « nettoyage » prescrit fut rapide et complet; 250 prisonniers représentent les uniques survivants des deux bataillons du 86e.
Les compagnies de soutien du ravin s'étaient portées en avant au moment de l'attaque, mais elles tombèrent
sous le feu de notre 75 et en quelques instants furent décimées et dispersées. Quelques hommes cachés dans
des trous ou derrière des buissons se rendirent dans la journée ou dans la nuit.
Les compagnies ayant un effectif de 280 à 260 hommes,
près de 2.000 hommes ont été ainsi en quelques instants définitivement mis hors de combat.
Les canons.
Les zouaves, dépassant la deuxième ligne, s'élancèrent vers le ravin de Touvent. Des patrouilles les précédaient.
Tout d'un coup, dans un champ de luzerne, on vit les patrouilleurs vaciller et tomber. Il y eut parmi ceux qui les suivaient un instant d'hésitation. Cependant aucun coup de feu n'avait été tiré.
Le chef de bataillon courut en avant; il reconnut, caché dans un champ, un réseau de fils de fer qui protégeait,
à quelques mètres plus loin, un ouvrage garni de trois canons. Tandis que les hommes tombés se relevaient,
il franchit rapidement les fils de fer et grimpant sur une pièce, il appela à lui ses zouaves.
Les servants s'étaient tapis dans leur abri. C'est là qu'ils furent pris. On y trouva également un officier d'artillerie couché en chemise et eu caleçon, à qui l'on remit un pantalon de treillis et une veste et qui fut dans cet équipage renvoyé sur l'arrière.
L'organisation de la position.
Le commandement s'était aussitôt préoccupé d'organiser la position conquise. Grâce à des têtes de sape déjà poussées avant l'attaque dans la direction des postes d'écoute allemands, la nouvelle ligne était immédiatement
reliée à notre ancienne position par des boyaux.
Des équipes de sapeurs aux deux extrémités du saillant mettaient eu état de défense avec des sacs de terre les
barrages au point de soudure des deux lignes, où le contact était immédiat.
Les canons de 77 ayant été mis hors d'usage, les éléments qui avaient dépassé la deuxième ligne y étaient
ramenés et notre nouveau front de défense était aussitôt garni de mitrailleuses.
Les conire-atiaques.
L'ennemi, qui, tout d'abord, n'avait réagi qu'avec son artillerie, lança bientôt avec ses réserves locales, rapidement
alarmées, une contre-attaque mal préparée et follement téméraire.
Les troupes se déployèrent en terrain découvert. Sous le feu de nos mitrailleurs et du 75, les lignes de
tirailleurs tourbillonnèrent, se brisèrent et fondirent en quelques instants. Quelques officiers vinrent bravement
se faire tuer devant la tranchée ; ils ne furent pas suivis.
Nos aviateurs avaient signalé l'arrivée de nouveaux renforts ; deux bataillons amenés de Roye en autobus,
les troupes attaquèrent au cours de la nuit, à huit reprises, et furent chaque fois arrêtées par nos tirs de
barrage ou nos feux d'infanterie.
Au matin, renonçant à l'attaque de front, l'ennemi chercha à progresser aux deux extrémités du saillant par
les boyaux. Mais écrasés sous une pluie de grenades, les Allemands s'épuisèrent. Leur attaque mollit, puis cessa.
La fin de la journée du 7 fut calme.
Le bilan.
Nous avons compté sur le terrain des contre-attaques environ 2.000 cadavres. Les pertes totales de l'ennemi en
tués dépassent donc certainement 3.000 hommes, à quoi s'ajoutent les blessés.
Nous avons eu de notre côté 250 tués et 1500 blessés, presque tous atteints légèrement par éclat d'obus. Les
blessures par balle sont très peu nombreuses.
Notre butin comprend 20 mitrailleuses et un très important matériel de tranchées (boucliers, téléphones, cartouches et grenades, jumelles binoculaires).
Le tableau d'honneur.
Le 9 juin, le général commandant l'armée a remis au commandant des bataillons d'assaut la croix de guerre
décernée à ces unités, citées chacune à l'ordre de l'armée.
Dans une clairière, les compagnies déléguées à cette cérémonie formaient un grand quadrilatère lignes
bleu de ciel des fantassins, lignes kaki des troupes d'Afrique. La canonnade incessante ponctuait les paroles du général qui exprimait à tous sa satisfaction et sa reconnaissance.
L'un des bataillons cités à l'ordre de l'armée appartient au régiment de Palestro sur les contrôles duquel le roi
Victor-Emmanuel III figure aujourd'hui, ainsi que jadis son illustre aïeul, avec le grade de caporal.
Le régiment allemand n° 80 auquel l'affaire de Quennevières a coûté la perte totale de deux bataillons porte le
nom de Fusilier-Régiment « Kôuigin ». Son chef est l'impératrice d'Allemagne, reine de Prusse.
Source: PAGES D'HISTOIRE - 1914-1915 3* série
Les Communiqués Officiels Depis la déclaration de la guerre